Premier pays le plus affecté par l’évasion fiscale en Afrique, selon
l’Ong Global Financial Integrity (Gfi), le Togo héberge des hommes d’affaires
qui exploitent ses ressources (naturelles, humaines, infrastructurelles…),
mais qui transfèrent illicitement leurs fortunes à l’étranger pour les
garder, au frais, dans des paradis fiscaux. C’est le cas des deux Indiens
Prasad Motaparti Siva Rama Vara et Manubhai Jethabhai Patel, principaux
patrons de Wacem, Fortia Cement, Diamond Cement, Amexfield Togo Steel…
Prasad Motarparti, 68 ans, est de nationalité indienne. Manubhai Jethabhai
Patel, 80 ans,est né en Inde, mais détient la nationalité kenyane. Les deux
hommes sont, en plus d’une myriade de sociétés implantées essentiellement en
Afrique, à la tête de deux sociétés écran créées par le biais du cabinet d’avocats
panaméen Monssack Fonseca qui se retrouve au
centre du scandale international
Panama Papers. Lancée en novembre 2000, l’une des sociétés écran des deux
partenaires d’affaires porte le nom de Ballyward Limited. La deuxième,
BitChemyVenture Limited est, elle aussi, créée par le même cabinet panaméen,
en février 2013. Toutes deux sont domiciliées aux Iles Vierges Britanniques,
soigneusement dissimulées derrière un complexe réseau d’intermédiaires
organisé de sorte à ne pas permettre ladécouverte des vrais propriétaires.
D’où l’intérêt des révélations obtenues grâce à la fuite de plus de onze
millions de documents secrets confiés au journal allemand Süddeutsche
Zeitungqui, à son tour, les a partagés avec le Consortium international de
journaliste (Icij)…
Grâce à ces documents, on sait désormais que les deux patrons du très
puissant groupe de cimenterie Wacem et de bien d’autres sociétés en Afrique
et ailleurs sont aussi dans des affaires « offshore ». Contacté par
L’Alternative, l’un des très proches collaborateurs des deux hommes
d’affaires, le Togolais Clément Kossi Ahialey, dit ne rien savoir. « C’est
quoi Ballyward ? C’est vous qui me le dites. Je ne la connais pas. ATS n’a
pas de relation avec les sociétés indiennes,mais des Indiens peuvent avoir
des actions dans ATS », a-t-il lancé au téléphone. ATS, c’est l’ancienne
Société nationale de Sidérurgie créée en 1978 et privatisée en 1985 puis
rachetée par les Indiens en 1994. A l’époque, Prasad Motaparti (ingénieur de
sidérurgie de profession) et son partenaire n’étaient pas encore à la tête de
Wacem. Mais ils étaient déjà au Ghana avec la Tema Steel Company (TCS). Ils
rachèteront deux ans plus tard l’ancienne Cimao (Ciment d’Afrique de l’Ouest)
pour, en 1996, créer Wacem (West AfricanCement).
« Je ne fais pas partie de l’équipe dirigeante de Wacem. Mon rôle est
extérieur à la gestion de Wacem ; donc il faut vous adresser au siège de
Wacem à Tabligbo », ainsi nous a répondu M. Ahialey au téléphone, trouvant «
inopportun » tout rendez-vous. C’est pourtant depuis Tabligbo (la zone
minière) qu’un haut responsable de Wacem, l’Indien Narayanan Pankaj, «
contrôleur administratif » nous a, en amont, envoyé vers lui.En effet,
Clément Ahialeyne devrait pas ignorer les activités des Indiens. Il est, par
exemple, le 5e plus important actionnaire de Wacem dont il est encore
directeur administratif et chargé des relations extérieures. Il est aussi,
directeur de Togo-Rail (rachetée par les Indiens depuis le début des années
2000) et directeur d’ATS dont l’un des principaux fournisseurs est Volta
Impex Limited (basée en Inde), toutes deux appartenant aux mêmes hommes
d’affaires indiens. Selon nos informations, c’est la Volta Impex Limited
basée en Inde qui livre par exemple les principales pièces des locomotives de
Togo-Rail, et la Tema Steel Company, elle, fournit les roues. Et c’est le
même Ahialey qui a piloté de bout en bout le processus de rachat de Togo-Rail
par les Indiens. Il apparait clairement que le Togolais, par ailleurs
actionnaire dans Orabank Togo, est un élément clé dans l’empire Prasad-Patel,
même s’il tente lui-même de se dérober. Contacté par un confrère journaliste
ghanéen depuis Tema, M. Patel reconnaît être en charge de ses deux sociétés.
Sauf qu’il les présente comme des prestataires de service de management.
Contestable !
Contre les promoteurs de Wacem, les soupçons d’évasion fiscale, de corruption
et autres malfaisance étaient déjà trop forts. D’abord le fait qu’une
entreprise minière qui est destinée à exploiter les ressources naturelles du
Togo, soit installée en zone franche a toujours été perçu comme malsain par
plusieurs analystes. La loi actuelle sur le secteur de la zone franche votée
en 2011 est venue rectifier une disposition qui prévalait et qui était perçue
comme périlleuse pour les ressources naturelles et les caisses du pays. «
Sont exclues du bénéfice du présent statut, les entreprises d’exploitation
minière…», indique l’article 7 de ladite loi. Cela n’empêche pas Wacem de
continuer à jouir du statut de zone franche jusqu’à ce jour, cinq ans après.
Pis, la société ne respecte pas les dispositions légales qui l’obligent à
exporter au bas mot 70 %, sinon la totalité de sa production. Elle a plutôt
déversé l’essentiel de son clinker à ses deux cimenteries situées au Togo que
sont Fortia(Tabligbo) et DiamondCement (Dalavé).
Le calcaire est le minerai le plus exploité au Togo depuis plus de dix ans.
En termes de quantité, il dépasse de loin le phosphate, qui plutôt symbolise
généralement l’industrie extractive togolaise. En 2005, par exemple,1 021.000
tonnes de phosphate ont été produites par la société nationale de phosphate,
contre 2 253 000 tonnes de calcaire par Wacem ; en 2010, 695 000 tonnes de
phosphate contre 1 656 000 tonnes de calcaire ; en 2013, 1 214 000 tonnes de
phosphate contre 1 608 000 tonnes de calcaire. Ce calcaire est donc
massivement exploité, sans que l’exploitant n’ait été soumis à une fiscalité
décente, puisque jouissant du statut d’entreprise de zone franche. Pis, ni le
personnel, ni la localité minière, ni les propriétaires du site minier n’ont
tiré un quelconque profit durable de cette activité d’exploitation à grande
échelle.
Condamnée dans un litige avec les propriétaires terriens à verser plusieurs
milliards à ces derniers, depuis deux ans, l’entreprise n’a pas obtempéré à
ce jour. Lorsque l’huissier de Justice, Me Galolo a effectué une saisie de
ses comptes bancaires, il a été surpris de la découverte : « Plusieurs
comptes sont débiteurs ou contenaient des broutilles. Le compte le mieux
garni n’avait que 77 millions, ce qui est insignifiant au regard de ce qui
était dû », nous a témoigné l’huissier. Le sujet a fait un grand bruit, mais
cela s’est éteint très rapidement. Comment une entreprise qui exploite des
ressources minières du Togo et brasse des milliards au quotidien, peut-elle
avoir des comptes bancaires aussi dégarnis ? Personne n’a pu trouver de
réponse à cette question. Une chose est certaine, les principaux fournisseurs
de certaines matières premières et pièces de rechange par exemple de Wacem
sont à l’extérieur du pays, et souvent appartenant aux mêmes propriétaires.
Le principal actionnaire,qu’on aurait imaginé être Prasad Motaparti ou
Manubhai Jethabhai Patel, se trouve être la sociétédu nom de Kenelm Limited.
Les recherches au sujet de cette société offshore dirigent vers l’Île de Man,
un paradis fiscal avéré. Si le nom de M. Prasad, Président Directeur Général
de la société figure dans l’actionnariat, il n’arrive qu’en second, derrière
la société Kenelm Limited et devant une autre société tout aussi mystérieuse
: Kazitom limited.
Dans un rapport sur la transparence dans l’industrie minière au Togo portant
sur l’année 2003, mais publié en juillet 2015, l’actionnaire majoritaire,
Kenelm Limited (40%) est déclaré être basé au Royaume Uni. Un autre, 3e plus
important actionnaire, Rafles Holdings (17%,) est déclaré se situer au
Panama, autre paradis fiscal. Aucune mention de Manubhai Jethabhai Patel,
pourtant présenté par plusieurs sources, dont la Banque Mondiale, comme l’un
des deux piliers de la société. Ce Kenyan de 80 ans, né en Inde et résidant
au Ghana d’où il supervise ses affaires en Afrique et dans le monde, est
peut-être caché derrière l’une des sociétés écran.
Contactés par L’Alternative pour avoir plus d’éclaircissement sur
l’actionnariat et d’autres sujets, les responsables de Wacem n’ont pas jugé
utile de répondre à nos correspondances téléphoniques et électroniques. La
Banque Mondiale, entre-temps actionnaire du Groupe Wacem, a apporté à notre
Rédaction une réponse très succincte. « IFC a investi dans le Groupe WACEM
entre 2001 et 2006. En Janvier 2006, IFC a vendu sa participation dans le
Groupe et depuis cette date, n’a eu aucun autre investissement dans la
société », a écrit Zibu Sibanda, chargée de communication d’IFC, la branche
de la Banque chargée du secteur privé, précisant que « Ballyward, Bitchemy,
Amexfield Togo Steel/ATS, et Tema Steel/ TSC n’ont jamais été des clients
d’IFC ». Elle s’est elle aussi abstenue de révéler la composition de
l’actionnariat du groupe et les activités des deux sociétés offshore de ceux
qui sont devenus des magnats de l’industrie en Afrique de l’Ouest. Sur son
site, on apprend tout de même que les deux personnages sont bel et bien les
principaux « sponsors » de Wacem.
Le couple Patel-Prasad est aujourd’hui à la tête d’un très puissant empire
d’affaire en Afrique détenant une vingtaine de sociétés actives dans la
cimenterie, l’industrie d’acier, l’acier et l’alliage, le dessin industriel,
l’informatique, le transport et la logistique, le commerce international. En
cimenterie seule, ils possèdent plusieurs usines au Togo, au Ghana, au Niger,
au Burkina, au Mali, en Côte d’Ivoire, en Guinée Conakry, au Congo
Démocratique, à Madagascar…nombre d’entre elles sont actuellement en
extension. C’est en plus de ces nombreuses sociétés qu’il dispose d’au moins
deux sociétés écran avec le cabinet panaméen Monssack Fonseca. Si Ballyward
est destinée à faire le commerce international d’acier vers l’Afrique de
l’Ouest, BitChemy Ventures Limited est, elle, destinée à effectuer des
investissements directs et détenir des intérêts dans des sociétésbasées dans
le plus opaque Etat des Etats-Unis,le Delaware. Ce dernier, le deuxième Etat
le plus petit des USA, situé sur la côte Est, est connu pour être une
destination prisée pour l’évasion fiscale. « En 2014, plus de 950.000
entreprises du monde entier s’étaient enregistrées dans le Delaware, soit
plus que le nombre d’habitants de l’État (935.600) », renseigne sur son site
www.lefigaro.fr.
En fin d’année 2011, par exemple, selon une copie d’un compte-rendu de
réunion en possession de L’Alternative, les deux hommes d’affaires
indo-kényans se seraient retrouvés à Tema, au Ghana, pour décider de
l’acquisition de 3000 tonnes d’acier auprès d’une société suisse du nom de
Mechel Trading Limited. Cette opération qui représente un montant de deux
millions trois cent un mille US$ dollars (2.301.000 US$), soit plus d’un
milliard de francs CFA, est réalisée via l’une des sociétés écran, Ballyward.
Une partie du coût (20%) a été payée directement par cette dernière au
fournisseur. Le reste de la transaction a été garanti par la Barclays Bank de
Londres. L’opération a été directement conduite, selon le compte-rendu, par
Prasad Motaparti, PDG de Wacem.
« Lors de la création de ces structures fiscales, les multinationales ou
individus ci-visés, ont pour soucis d’utiliser une société établie dans un
paradis fiscal – appelée société relais – placée entre la société
opérationnelle – produisant de l’acier le cas échéant – en Afrique, et le
siège du groupe ou une société mère, située dans un pays développé,
certainement en Inde, aux Royaume-Unis, ou aux Etats-Unis. Cette
structuration permet ainsi aux sociétés relais de transférer les revenus et /
ou des coûts tout en réduisant considérablement le paiement d’impôts »,
explique à L’Alternative, le conseiller principal en matière de politiques
fiscales et industries extractives au sein de l’ONG internationale Oxfam,
Tatu Ilunga.
« Ces sociétés sont utilisées, dans la grande majorité des cas, à des fins
frauduleuses: pour faire de l’évasion fiscale par exemple ou pour dissimuler
l’identité du bénéficiaire économique réel voire des opérations frauduleuses.
Pour créer une société offshore, on recourt la plupart du temps aux services
de comptables, de sociétés spécialisées ou d’avocats établis dans les pays
concernés. Dans le cadre de certains montages fiscaux, sont souvent utilisées
plusieurs sociétés intermédiaires pour renforcer l’opacité du schéma »,
complète le confrère françaiswww.lemonde.fr.
« La quantité phénoménale de pratiques illicites et le grand nombre d’acteurs
exposés au total par les Panama Papers démontrent que les gouvernements de
l’Afrique et le reste du monde ne peuvent pas éviter de prendre des mesures
fermes contre les paradis fiscaux »,interpelle l’ancien président
sud-africain, Thabo Mbeki, par ailleurs président du Groupe de haut niveau de
l’Union Africaine sur les flux illicites en provenance de l’Afrique.
Au Togo, ceux qui sont censés lutter contre l’évasion fiscale sont plutôt de
mèche avec les artisans du phénomène. Dans la liste des actionnaires de Wacem
par exemple, on retrouve plusieurs officiels dont l’actuel ministre des
Mines, Ably Paladina Bidamon et l’actuel premier ministre Selom Komi Klassou.
Ces deux officiels, le Premier, ancien directeur des Douanes, le deuxième,
ancien Vice-président de l’Assemblée nationale, occupent, par-dessus tous,
des postes stratégiques dans la lutte pour la transparence dans les
industries extractives.
Le Togo s’est engagé depuis quelques années dans un programme international
dénommé Initiative pour la Transparence dans les Industries extractives
(Itie). Ce dispositif tripartite est organisé autour de trois structures. Un
secrétariat qui est une cellule d’exécution et dirigé par un coordinateur ;
le secrétariat exécute des résolutions et recommandations de deux organes que
sont le Comité de Pilotage et le Conseil national de Supervision. Le Comité
de Pilotage composé des acteurs de l’Administration, du secteur extractif et
de la société civile, à premier niveau, est dirigé par le ministre en charge
des Mines. Le Conseil national de Supervision est présidé, lui, par le
Premier ministre. Scandale, les deux responsables des deux organes censés
garantir la transparence dans le secteur extractif au Togo figurent sur la
liste des actionnaires de Wacem mise à jour en 2014 et dont L’Alternative a
pu se procurer copie. Toutes choses qui pourraient expliquer pourquoi
Manubhai Jethabhai Patel, Siva Rama Vara Prasad Motaparti et consortssont, au
Togo, en territoire conquis, violant toutes les lois, en toute impunité ! Au
détriment de leurs employés et de l’économie de tout un pays. Pendant que
l’Office togolais des recettes (OTR) s’acharne sur le petit cordonnier de la
rue.
« Il apparait que les structures offshore dont bénéficient les
multinationales ou les grandes fortunes en matière d’évasion fiscales, sont
également de plus en plus utilisées pour le détournement de fonds au profit
de certains membres de gouvernement ou fonctionnaires tant des pays du nord
que ceux du sud, voire dans des schémas de corruption – en raison du niveau
élevé d’opacité et de culture du secret qu’offrent les paradis fiscaux »,
analyse Tatu Ilunga, de l’ONG internationale Oxfam. Pour cet expert, « tout
cela démontre à nouveau la nécessité de mettre fin à l’existence des
avantages offerts par les paradis fiscaux. »
Mensah K. (L’ALTERNATIVE) |
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